Synopse (III) : La théorie des Deux Sources

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Synopse (III) : La théorie des Deux Sources

Présentation

Trois principes de base

  1. Marc est l'évangile le plus ancien dont dépendent les deux autres synoptiques
  2. Matthieu et Luc ne se sont pas connus et ont consulté une source Q qui est à l'origine de la double tradition
  3. Matthieu et Luc ont de plus utilisé des sources particulières. Ce dernier point, souvent négligé lors d'une présentation rapide, a son importance car rien ne prouve que ces matériaux particuliers soient postérieurs à Marc. L'antériorité de Marc doit donc être vérifiée et non posée à priori dans tous les cas. Ainsi, certains passages semblent plus archaïques chez Matthieu que chez Marc.

Citons quelques exemples :

  • La Cananéenne [139] :  #9; #9; #9; Mt 15,21 - 28 à comparer avec Mc 7,24 - 30
  • la fin de la profession de foi de Pierre [145] :  Mt 16,17 - 19 à comparer avec Mc 8,29

Deux-sources-II.jpg

 

Les Deux-Sources: Modèle standard

 

 

 

Les deux évangélistes, Matthieu et Luc, ont donc eu trois sources chacun à leur disposition, malgré le nom traditionnel donné à cette théorie.

Arguments

  • Matthieu et Luc divergent lorsqu'il n'existe pas de parallèles chez Marc : récit de l'enfance en Mt 1-2 et Lc 1-2, récit de la Passion après la découverte du tombeau vide. Pour le reste du récit ils convergent en suivant Marc. Voir les paragraphes sur l'indépendance de Matthieu et de Luc ainsi que sur leur dépendance vis à vis de Marc.
  • pas d'enchaînement commun de péricopes propre à Matthieu et à Luc
  • presque toute la matière de Marc se retrouve chez Matthieu, beaucoup moins chez Luc qui utilise beaucoup plus de matériaux propres.
  • les styles de Matthieu et de Luc apparaissent comme des corrections et des améliorations apportées au style simple et populaire de Marc
  • La double tradition qui comporte plus de 200 versets communs à Matthieu et à Luc mais absents chez Marc consiste essentiellement en paroles de Jésus avec quelques épisodes narratifs. On peut donc postuler une source commune.


Prenons comme exemple les péricopes sur Jean-Baptiste

Mt 3,1 - 6 [18]

Lc 3,1- 6 [18]

triple tradition : source Mc 1,1 - 6 [18]

Mt 3,7 - 10 [19]

Lc 3,7 -10 [19]

double tradition : source Q

 

Lc 3,15 [20]

rédaction propre

Mt 3,11 [20]

Lc 3,16 [20]

source Mc 1, 7 [20]

Mt 3,12 [20]

Lc 3,17 [20]

double tradition : source Q

 

Lc 3,18 [20]

rédaction propre

Remarquons l'entrelacement des sources ainsi que le travail rédactionnel supplémentaire de Luc.

Les doublets (deux péricopes plus ou moins identiques chez Matthieu et Luc) peuvent s'expliquer de la manière suivante : le premier proviendrait de Marc, le second de Q

Mt 13, 12 verset isolé

Lc 8, 18 [116]

source Mc 4, 25 [116]

Mt 25, 29 doublet [277]

Lc 19,26 doublet [245]

double tradition : source Q

Enfin ce modèle est simple, du moins en apparence, et explique l'accord fréquent de Matthieu et de Luc avec Marc. Quand ils diffèrent, des explications peuvent être proposées : amélioration du style, rejet d'une présentation marcienne assez dure des apôtres et de Marie...

Pour cette raison les exégètes l'utilisent de manière pratiquement exclusive dans leurs études bibliques ce qui provoque des conséquences importantes souvent ignorées, volontairement ou non.


La Source Q

C'est le nom, provenant de la première lettre du mot allemand Quelle, "source", donné par Weiss en 1890 à une source hypothétique nécessaire pour expliquer l'existence de la double tradition. En effet, si Matthieu et Luc ne se sont pas connus, ils ont du nécessairement recourir à une source commune pour tous les éléments absents chez Marc mais présents chez eux.

Ce document, uniquement reconstruit, répétons-le, à partir des évangiles de Matthieu et de Luc posséderait les caractéristiques suivantes :

  • son étendue couvre 220 à 235 versets environ
  • il s'agirait d'un document écrit en grec car une tradition orale n'expliquerait pas que des péricopes de la double tradition se présentent parfois dans le même ordre.
  • ce document se constituerait essentiellement d'une collection de logia (paroles et paraboles de Jésus) avec peu de récits : la tentation de Jésus, le centurion de Capharnaüm et les disciples de Jean-Baptiste mais pas de récit de la Passion. On l'a rapproché de l'évangile de Thomas, découvert récemment qui ne contient également que des logia et dont la datation est discutée : moitié du 1er siècle ou, date plus généralement acceptée, moitié du 2ème siècle.
  • son contenu serait fortement eschatologique : imminence du jugement, avertissements et malédictions
  • la reconstitution de la source Q se fait habituellement selon l'ordre de Luc car Matthieu semble avoir opéré des regroupements dans le cadre de ses discours. Ainsi la notation Q 7,1 - 10 = Lc 7,1 - 10 [99] qui correspond à Mt 8,5 - 13 [63] représente la guérison du serviteur du centurion. Mais comme, de manière indépendante, Matthieu et Luc omettent des matériaux présents chez Marc, il est possible qu'ils aient réagi de la même manière vis à vis de Q ; ainsi seul Matthieu ou Luc aurait conservé des matériaux provenant de leur source commune Q. La reconstitution doit donc être envisagée avec prudence.

En effet, de nombreuses tentatives de restitution se sont succédées : Moffat en énumérait déjà seize en 1918 ! A l'heure actuelle, il est impossible de préciser les limites et l'organisation précise de cette source. EBIOR-DB présente une reconstitution minimale, généralement acceptée, avec indication des versets discutés

  • des différences importantes de formulation (les neuf béatitudes de Mt 5,3 - 12 [36] à comparer aux quatre béatitudes et aux malédictions de Lc 6, 20 - 26 [94] ou bien la parabole des talents en Mt 25,14 - 30 [277] à comparer à la parabole des mines en Lc 19,11 - 27 [245] ) laissent supposer l'existence d'au moins deux versions différentes de cette source Q.

Historique de la théorie des Deux-Sources

Développé tout au long du XIXème siècle, le modèle des Deux Sources s'est peu à peu enrichi pour répondre aux objections de ses détracteurs, en particulier l'existence des accords mineurs.

Voici quelques propositions qui ont été avancées :

Matthieu et Luc auraient utilisé un Deutéro-Marc, révision perdue de Marc ou même un Proto-Marc. L'évangile de Marc est donc remplacé comme première source du modèle par une entité floue et hypothétique.

Les accords mineurs s'expliqueraient par l'influence de la tradition orale, solution qui détruit en partie la cohérence du modèle.

En étudiant l'histoire de la formation des évangiles, les exégètes en sont venus naturellement (ou par déformation !? ) à reconstruire l'histoire de la source Q. De nouveau, plusieurs théories ont été proposées qui morcellent Q en de multiples documents ou sous-documents :

  • plusieurs éditions successives : Q, Q2, Q(Haupt, Patton)
  • ajout de documents supplémentaires (Streeter)
  • deux versions différentes QMt et QLc , chaque évangile suivant l'une d'elle (Sato)
  • reconnaissance de différentes couches en perpétuelles croissance, sans plus (Dibelius, Meinertz)
  • distinction entre une couche archaïque palestinienne, à tonalité sapientielle et axée sur la Torah et une couche plus récente hellénistique, à tonalité eschatologique et axée sur le jugement d'Israël. (Schultz, Kloppenborg)

Non seulement la source Q varie selon les auteurs et est décomposée en multiples sous-documents, variant eux aussi selon les recherches mais de plus son existence même est perçue de manière contradictoire :

  • existence réelle d'un ou de plusieurs documents Q postulée par les exégètes non spécialisés dans le problème synoptique, par les partisans du modèle des deux sources ainsi que par P.Rolland et Streeter qui l'intègrent dans leur propre théorie.
  • existence réelle rejetée par les adversaires du modèle des deux sources comme Jérémias, Lagrange, Butler, Farmer, Léon-Dufour et Boismard
  • existence virtuelle postulée comme modèle explicatif de la double tradition mais sans contenu bien délimité (Barrett)

La théorie des Deux Sources perd de toute manière sa simplicité initiale et devient aussi compliquée que ses concurrentes, en particulier par le nombre de documents reconstitués. On pourrait proposer le schéma suivant, parmi d'autres possibles :

Deux-sources-III.jpg

 

Les Deux-Sources : Modèle complexe


Les deux sources initiales s'estompent dans une sorte de brouillard flou.

L'évolution de la Conception de Jésus

Une théorie est actuellement à la mode : elle considère Q comme un véritable évangile aussi important que les évangiles canoniques produit par une communauté dont on peut étudier l'histoire, le lieu de rédaction et ses auteurs.

L'évolution de la conception de Jésus pourrait être présentée de la manière suivante :

  • Dans une première phase de Q, vers 50, en Galilée ou tout au moins en Palestine, Jésus serait présenté comme un maître de sagesse et un simple thaumaturge, une sorte de philosophe populaire itinérant sans message eschatologique et sans prétention messianique : conception appelée christologie "basse".

Ce serait la plus ancienne présentation de Jésus ignorant sa crucifixion et sa résurrection.

  • La seconde phase de Q aurait introduit des éléments eschatologiques et apocalyptiques : annonce de la proximité du Règne de Dieu, imminence de la venue du Fils de l'homme pour le jugement. Quelques éléments narratifs, comme la tentation, auraient également été ajoutés.
  • Dans une nouvelle et troisième étape, l'évangile de Marc, Jésus serait présenté comme un être divin, semblable aux héros de la mythologie et auquel on attribue de nombreux miracles (conception de Bultmann).
  • Puis avec Matthieu et Luc, comme la foi en la divinité de Jésus s'est développée, ces deux évangélistes auraient ajouté des histoires légendaires concernant son enfance ainsi que des récits d'apparitions après la résurrection, en Galilée pour Matthieu, à Jérusalem pour Luc.
  • Enfin le dernier évangile, celui de Jean à la fin du Ier siècle, présenterait Jésus comme un être céleste préexistant, venu du ciel et y retournant (conception appelée christologie "haute").

Critique de ce développement

Parler d'un "évangile Q" au même niveau que les évangiles synoptiques est excessif ; mieux vaux utiliser l'expression "source Q" plutôt que "document Q", pour souligner son caractère hypothétique.

Il n'est pas sûr que Q soit le produit d'une communauté dont il refléterait l'opinion ; il pourrait tout aussi bien s'agir d'un recueil complémentaire car aucune théologie ne s'en dégage clairement , d'où les diverses couches citées ci-dessus.


L'argument du silence est utilisé à mauvais escient : comme Q ne contient pas d'allusion à la crucifixion ni à la résurrection, les chrétiens qui l'ont rédigé n'y croyaient pas non plus. Mais comment Matthieu et Luc auraient-ils pu combiner Marc qui insiste sur la Passion et Q qui la nierait ? Il est plus vraisemblable que Matthieu et Luc étaient d'accord avec la théologie de Q sinon ils ne l'auraient pas utilisé.

De plus, rappelons que Q n'est pas un document "réel" au contenu connu : des récits non repris par les synoptiques pouvaient y figurer.

Enfin, une autre hypothèse veut que le récit de la Passion et de la Résurrection qui occupe une part importante du texte des évangiles (Matthieu et Luc : 15% ; Marc : 20%) ait formé très tôt un ensemble particulier, représenté à la fois par la triple tradition, par des traditions particulières à Luc et par des parallèles dans l'évangile de Jean. Ce "prédocument" se serait imposé comme référence pour tous les évangélistes.

Que Q soit aussi ancien que Marc est fort possible mais rien ne prouve qu'il lui soit antérieur. Faire de Q la plus ancienne représentation de Jésus, avec toutes les spéculations sur le "Jésus de l'histoire" opposé au "Christ de la foi" est inacceptable car ne reposant sur aucune base concrète.

Enfin les présupposés évolutionnistes sont fort nombreux :

  • la christologie haute est attestée dès le début du christianisme, dans la Ière épître de Paul aux Philippiens (2 6-11 ) écrite vers 55-60 , qui contient un hymne sans doute antérieur à Paul et donc à cette date : cette conception du Christ n'est donc pas une invention postérieure de Jean.
  • Pratiquement tous les récits de miracles accomplis par des saints durant leur vie ont été relatés soit dès leur vivant, soit immédiatement après leur mort et non pas des dizaines d'années ou même des siècles plus tard comme on le croie trop souvent. Pourquoi en serait-il autrement pour le Christ, qui a tant impressionné ses contemporains ?

Conclusion


Finalement, pour garder la tête froide, je ne résiste pas à l'envie de citer, après Raymond.E.Brown, la remarque ironique mais parfaitement fondée de J.P.Meier :

"Q est un document hypothétique dont l'extension, la formulation, la communauté d'origine, les couches et étapes de la composition sont impossibles à connaître avec certitude" Auteur : Fernand LEMOINE 

©  EBIOR, 30/01/2005


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